Le Petit Chaperon bleu marine
Dumas et Moissard
Personne n’ignore, bien sûr, l’histoire du Petit Chaperon Rouge. Mais connaît-on celle du Petit Chaperon Bleu Marine?
Il faut savoir que le célèbre Chaperon Rouge n’a pas éternellement continué d’être “petit”, mais que cette sympathique fillette, après ses démêlés avec le Méchant Loup, a pas mal grandi et est devenue une belle jeune femme qui s’est mariée et a eu un enfant (une fille nommée Françoise): puis qu’elle s’est trouvée elle-même grand-mère quand cette Françoise à son tour s’est mariée (ainsi va l’existence); et qu’elle vit encore, aujourd’hui, à Paris, dans le 13e arrondissement, au rez-de-chaussée d’un immeuble situé dans une rue sombre. C’est une gentille vieille dame qui habite seule et qui ne fait plus parler d’elle, mais qui a encore beaucoup d’années à vivre, car elle se porte bien. Et elle est très heureuse, partageant son temps entre le tricot devant sa fenêtre, la lecture des magazines et la causette avec les autres vieilles dames du quartier à qui elle donne des détails introuvables dans les livres sur sa célèbre aventure du temps jadis. Mais voici une autre aventure qui vient de lui arriver tout dernièrement, par la faute de sa petite-fille, Lorette, qu’on surnomme “le Petit Chaperon Bleu Marine” à la fois en l’honneur de sa grand-mère et à cause d’un duffle-coat de cette couleur acheté en solde aux Galeries Lafayette et que sa maman (Françoise) l’oblige à mettre chaque fois qu’elle sort, pour qu’elle n’aille pas attraper froid. |
Il y a quelques mois, donc, la maman de Lorette lui a demandé d’aller porter un paquet de pelotes de laine chez sa grand-mère (l’ex-Chaperon Rouge)) à ce rez-de-chaussée du 13e arrondissement à l’autre bout de Paris. Elle lui a bien montré sur un plan le chemin à suivre, et a pris la précaution de lui faire répéter plusieurs fois le numéro de l’autobus dans lequel monter, ainsi que l’arrêt où descendre. Et Lorette s’est mise en route, non sans avoir embrassé sa maman et bien entendu enfilé son fameux duffle-coat, dont elle a rabattu le capuchon. Elle a tourné à droite sur le boulevard Boris-Vian, puis elle a traversé et pris en face la rue Suzanne-Lalou, enfin elle a tourné à gauche dans l’avenue du Général-Batavia, suivant les indications maternelles; et, après cinq minutes de marche, elle est parvenue à la station de bus, et s’est mise à attendre sagement sur le bord du trottoir, bien à sa place dans la file. Quand le bus est arrivé, elle est montée dedans et a tendu ses deux tickets au conducteur qui les a lui-même introduits dans la fente, car les conducteurs d’autobus sont gentils et secourables, ils viennent en aide aux enfants qui n’ont pas l’habitude de voyager seuls.
-Où descend la petite demoiselle?
-À la station Gare d’Austerlitz, a répondu Lorette.
Mais comme le conducteur avait fort à faire avec son volant et ses manettes au milieu du trafic, il l’a bientôt oubliée. Et Lorette est descendue à la station Jardin-des-Plantes.
Lorette, j’ai omis de le dire, depuis son plus jeune âge, a toujours été très envieuse de la réputation de sa grand-mère, dont tout le monde connaît les exploits et les raconte aux enfants du monde entier depuis deux générations. “Pourquoi moi aussi ne deviendrais-je pas quelqu’un de célèbre?” s’est-elle toujours demandé.
Ayant réussi à pénétrer dans la ménagerie du Jardin des Plantes à la faveur d’une seconde d’inattention de la caissière rêvant à ses amours, Lorette s’est mise à la recherche de la cage au loup; et quand elle l’a eu trouvée, elle s’est mise contre les barreaux et a appelé le loup qui était en train de se reposer devant sa niche en attendant sa collation de cinq heures.
-Pssst!…bonjour, Loup! C’est moi, le Petit Chaperon Bleu Marine. Devine où je vais de ce pas?
Le loup a dressé une oreille, assez surpris qu’on lui adresse la parole.
-Je vais chez ma grand-mère, lui porter ce paquet que tu vois dans mon panier. Et qu’est-ce qu’il y a dans ce paquet? Ce ne sont pas des pelotes de laine, comme le dit ma mère, mais une douzaine de petits pots de beurre, figure-toi!
-Ah bon, et alors? a répondu le loup, qui se trouvait être l’arrière-petit-neveu de celui qui dans le conte de Perrault mange la grand-mère et prend sa place au lit, en même temps que le lointain descendant de celui qui, dans la fable de La Fontaine, fait des misères à l’agneau (donc pas n’importe quel loup!); qu’est-ce que tu veux que ça me fasse? Tout ce que je demande, c’est qu’on me laisse dormir et qu’il soit bientôt cinq heures, pour qu’on me remplisse mon écuelle.
Ce loup, qui avait beaucoup lu de livres pour tuer le temps dans sa cage et qui était raisonnable, ne tenait pas à terminer comme son arrière-grand-oncle, dont il savait l’histoire par cœur. Il se méfiait comme de la peste de tout ce qui ressemble à un chaperon, de quelque couleur qu’il soit, même venant des Galeries Lafayette, et surtout porté par une petite fille. Mais Lorette ne s’est pas laissé démonter par cet accueil revêche.
-Mon vieux Loup, a-t-elle dit, en réalité ta place n’est pas dans cette cage-ci, mais dans celle-la, là-bas avec les ours, car tu en es un! Mais ça ne fait rien. Voici ce que je te propose. Tu dois avoir envie de te dégourdir les pattes, non? Eh bien faisons la course, toi et moi, jusque chez ma grand-mère: on verra bien qui arrivera le premier.
Lorette a donné au loup l’adresse de sa grand-mère et celui-ci, qui s’ennuyait comme un rat mort sur les cinq mètres carrés de sa cage depuis si longtemps et qui brûlait de voir du pays, a bien pesé le pour et le contre et finalement a répondu: Chiche! Lorette a donc ouvert la cage, et les voilà partis tous les deux, chacun de son côté et chacun à son train.
Après avoir compté trois, Lorette a pris tranquillement le départ, laissant le loup démarrer au galop et se perdre loin devant elle. Elle était bien contente. Le plan qu’elle avait conçu marchait comme sur des roulettes. Évidemment elle était un peu embêtée pour sa grand-mère, qui allait être mangée; mais quoi! se disait-elle chemin faisant: on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs.
À son arrivée elle a sonné, et on lui a répondu d’entrer, que le verrou n’était pas mis. Elle a poussé la porte. Dans le lit, il y avait quelqu’un de tout à fait semblable à sa grand-mère: mêmes cheveux blancs rassemblés en un petit chignon, mêmes lunettes, même chemise de nuit en finette et même liseuse de cachemire: le déguisement était très réussi, n’importe qui s’y serait laissé prendre. Mais Lorette reconnaissait fort bien le loup. Néanmoins elle a fait celle qui ne s’aperçoit de rien.
-Bonjour Mémé, j’espère que tu vas bien. Maman m’envoie te porter ces petits pots de beurre, que voici au fond de mon panier. Elle a dit que ça te ferait sûrement plaisir et que ça t’éviterait une course chez la crémière.
-Tu es bien mignonne, ma petite, je te remercie beaucoup. Tu embrasseras bien ta maman pour moi. J’étais en train de me reposer et je m’apprêtais à prendre une tasse de chocolat. Veux-tu regarder la télévision avant de t’en retourner?
Le loup se révélait un imitateur remarquable, Lorette n’en revenait pas. La voix de sa grand-mère était contrefaite à s’y méprendre. Mais ce n’était pas le moment d’applaudir. Il fallait continuer à jouer le jeu.
-Oh oui! Chic! Merci Mémé… Et j’aimerais bien, pour la regarder, que tu me permettes de venir dans le lit m’étendre à côté de toi!
-Si tu veux, mais enlève tes chaussures.
Lorette a mis la télévision en marche, après quoi elle a ôté ses chaussures et s’est glissée dans le lit à côté de sa grand-mère, ou plutôt du loup. Mais au moment où celui-ci se penchait pour l’embrasser, elle a fait un bond en arrière et, tirant de dessous les pelotes de laine le grand couteau de cuisine qu’elle avait pris soin d’apporter.
-Suffit, Loup! a-t-elle fait d’un ton sec, je sais bien que c’est toi. Finie la comédie. Je ne suis pas aussi bête et naïve que le Petit Chaperon Rouge. Allons, debout! Et plus vite que ça: direction le Jardin des Plantes. Nous retournons au point de départ.
Et Lorette, sous la menace du grand couteau, a conduit sa grand-mère jusqu’au Jardin des Plantes, sans rien vouloir entendre des protestations de la vieille dame qui s’inquiétait en outre de son poste de télévision qu’on avait omis d’éteindre.
Au Jardin des Plantes, Lorette a enfermé sa grand-mère dans la cage au loup restée ouverte; puis elle a couru partout en faisant beaucoup de tapage pour alerter les gardiens, disant que le loup venait de lui manger sa Mémé.
Les gardiens sont aussitôt accourus, très inquiets à la fois pour la victime (sans doute déjà mise en pièces de façon irrémédiable) mais aussi pour la bête qui avait le foie délicat et ne manquerait pas de se ressentir d’un tel écart de régime.
Force leur a été de reconnaître qu’il n’y avait dans la cage plus aucune trace de loup mais à la place une vieille dame en chemise de nuit de finette et liseuse de cachemire, visiblement ennuyée de ce qui arrivait et impatiente qu’on la délivre.
Le loup, quant à lui, se trouvait déjà à des kilomètres de tout ça, car au lieu de se rendre chez cette grand-mère du 13e arrondissement dont il n’avait que faire, il était sorti de Paris par la porte de Charenton et vous pensez bien qu’il avait pris le large, ventre à terre à travers le bois de Vincennes et au-delà, jusqu’à ce que la nuit soit tombée; la joie d’être libre lui donnait des ailes.
Il a pris un peu de repos, puis s’est remis à courir et il a couru ainsi toute la nuit sans reprendre haleine dans la campagne, par les champs et par les bois, en direction de l’est où s’étendent les vastes contrées sauvages qui sont le berceau de sa race. Et comme il a fait très attention en traversant les routes et surtout les autoroutes, il est parvenu sain et sauf, au bout de 28 jours, dans son pays d’origine, où on lui a fait fête.
Ce qui n’était pas le cas de Lorette, en butte au contraire à la consternation et même à la colère de tout Paris. Personne ne comprenait comment une petite fille si sage et si obéissante, premier prix de conduite à l’école, avait pu se laisser aller à une action pareille. Le directeur du Jardin des Plantes et le sous-sécretaire d’État aux Vieilles Gens l’ont convoquée l’un après l’autre pour lui faire des remontrances, le premier la grondant d’un loup perdu qui était d’une espèce rare, et le second, tout aussi sermonneur et furieux, disant et même criant qu’on ne peut pas faire ça à sa grand-mère, tout de même!
La presse s’est emparée de l’événement et toute la France a pu voir à la télévision et en photo dans les journaux la petite Parisienne qui a commis une aussi grosse bêtise; ce qui a secrètement réjoui Lorette, puisque c’est exactement ce qu’elle cherchait (devenir célèbre). Mais depuis, les gens restent inquiets: personne, en effet, ne peut dire où est passée la bête sauvage; en sorte que chacun se demande s’il ne va pas la trouver un de ces soirs dans son garage ou dans la cabine de l’ascenseur ou sous son lit. C’est un grand tremblement général, qui n’est pas près de finir. Et les parents de Lorette se seraient bien dispensés de tout ce battage autour de leur enfant.
Le loup, par contre, pour terminer par lui, remporte comme je le disais un vif succès auprès de ses congénères des steppes de Sibérie, et s’en trouve fort bien. Il mène grand train de vie, laissant à d’autres le soin de chasser les moutons (il a totalement perdu la main) et s’adonnant pour sa part à des activités plus calmes telles que celle de chroniqueur mondain, où ses talents de conteur font merveille. Il se pavane dans les salons et les lieux à la mode, se répandant en anecdotes croustillantes sur sa vie à Paris, et il en rajoute un peu au besoin, se donnant toujours le beau rôle. On l’écoute bouche bée, on le regarde avec admiration; les belles louves se battent pour être vues à son côté.
Il raconte l’histoire du Petit Chaperon Rouge, ainsi que celle du Petit Chaperon Bleu Marine, et tous ses frères sont donc maintenant prévenus du danger qu’il y a à fréquenter les petites filles françaises; c’est pourquoi les enfants de chez nous ne rencontrent plus jamais de loups, et peuvent se promener dans les bois en toute quiétude. Sous réserve, il v a de soi, de prendre garde aux hommes qui pourraient y rôder; car certains hommes sont plus dangereux que les loups.
-Où descend la petite demoiselle?
-À la station Gare d’Austerlitz, a répondu Lorette.
Mais comme le conducteur avait fort à faire avec son volant et ses manettes au milieu du trafic, il l’a bientôt oubliée. Et Lorette est descendue à la station Jardin-des-Plantes.
Lorette, j’ai omis de le dire, depuis son plus jeune âge, a toujours été très envieuse de la réputation de sa grand-mère, dont tout le monde connaît les exploits et les raconte aux enfants du monde entier depuis deux générations. “Pourquoi moi aussi ne deviendrais-je pas quelqu’un de célèbre?” s’est-elle toujours demandé.
Ayant réussi à pénétrer dans la ménagerie du Jardin des Plantes à la faveur d’une seconde d’inattention de la caissière rêvant à ses amours, Lorette s’est mise à la recherche de la cage au loup; et quand elle l’a eu trouvée, elle s’est mise contre les barreaux et a appelé le loup qui était en train de se reposer devant sa niche en attendant sa collation de cinq heures.
-Pssst!…bonjour, Loup! C’est moi, le Petit Chaperon Bleu Marine. Devine où je vais de ce pas?
Le loup a dressé une oreille, assez surpris qu’on lui adresse la parole.
-Je vais chez ma grand-mère, lui porter ce paquet que tu vois dans mon panier. Et qu’est-ce qu’il y a dans ce paquet? Ce ne sont pas des pelotes de laine, comme le dit ma mère, mais une douzaine de petits pots de beurre, figure-toi!
-Ah bon, et alors? a répondu le loup, qui se trouvait être l’arrière-petit-neveu de celui qui dans le conte de Perrault mange la grand-mère et prend sa place au lit, en même temps que le lointain descendant de celui qui, dans la fable de La Fontaine, fait des misères à l’agneau (donc pas n’importe quel loup!); qu’est-ce que tu veux que ça me fasse? Tout ce que je demande, c’est qu’on me laisse dormir et qu’il soit bientôt cinq heures, pour qu’on me remplisse mon écuelle.
Ce loup, qui avait beaucoup lu de livres pour tuer le temps dans sa cage et qui était raisonnable, ne tenait pas à terminer comme son arrière-grand-oncle, dont il savait l’histoire par cœur. Il se méfiait comme de la peste de tout ce qui ressemble à un chaperon, de quelque couleur qu’il soit, même venant des Galeries Lafayette, et surtout porté par une petite fille. Mais Lorette ne s’est pas laissé démonter par cet accueil revêche.
-Mon vieux Loup, a-t-elle dit, en réalité ta place n’est pas dans cette cage-ci, mais dans celle-la, là-bas avec les ours, car tu en es un! Mais ça ne fait rien. Voici ce que je te propose. Tu dois avoir envie de te dégourdir les pattes, non? Eh bien faisons la course, toi et moi, jusque chez ma grand-mère: on verra bien qui arrivera le premier.
Lorette a donné au loup l’adresse de sa grand-mère et celui-ci, qui s’ennuyait comme un rat mort sur les cinq mètres carrés de sa cage depuis si longtemps et qui brûlait de voir du pays, a bien pesé le pour et le contre et finalement a répondu: Chiche! Lorette a donc ouvert la cage, et les voilà partis tous les deux, chacun de son côté et chacun à son train.
Après avoir compté trois, Lorette a pris tranquillement le départ, laissant le loup démarrer au galop et se perdre loin devant elle. Elle était bien contente. Le plan qu’elle avait conçu marchait comme sur des roulettes. Évidemment elle était un peu embêtée pour sa grand-mère, qui allait être mangée; mais quoi! se disait-elle chemin faisant: on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs.
À son arrivée elle a sonné, et on lui a répondu d’entrer, que le verrou n’était pas mis. Elle a poussé la porte. Dans le lit, il y avait quelqu’un de tout à fait semblable à sa grand-mère: mêmes cheveux blancs rassemblés en un petit chignon, mêmes lunettes, même chemise de nuit en finette et même liseuse de cachemire: le déguisement était très réussi, n’importe qui s’y serait laissé prendre. Mais Lorette reconnaissait fort bien le loup. Néanmoins elle a fait celle qui ne s’aperçoit de rien.
-Bonjour Mémé, j’espère que tu vas bien. Maman m’envoie te porter ces petits pots de beurre, que voici au fond de mon panier. Elle a dit que ça te ferait sûrement plaisir et que ça t’éviterait une course chez la crémière.
-Tu es bien mignonne, ma petite, je te remercie beaucoup. Tu embrasseras bien ta maman pour moi. J’étais en train de me reposer et je m’apprêtais à prendre une tasse de chocolat. Veux-tu regarder la télévision avant de t’en retourner?
Le loup se révélait un imitateur remarquable, Lorette n’en revenait pas. La voix de sa grand-mère était contrefaite à s’y méprendre. Mais ce n’était pas le moment d’applaudir. Il fallait continuer à jouer le jeu.
-Oh oui! Chic! Merci Mémé… Et j’aimerais bien, pour la regarder, que tu me permettes de venir dans le lit m’étendre à côté de toi!
-Si tu veux, mais enlève tes chaussures.
Lorette a mis la télévision en marche, après quoi elle a ôté ses chaussures et s’est glissée dans le lit à côté de sa grand-mère, ou plutôt du loup. Mais au moment où celui-ci se penchait pour l’embrasser, elle a fait un bond en arrière et, tirant de dessous les pelotes de laine le grand couteau de cuisine qu’elle avait pris soin d’apporter.
-Suffit, Loup! a-t-elle fait d’un ton sec, je sais bien que c’est toi. Finie la comédie. Je ne suis pas aussi bête et naïve que le Petit Chaperon Rouge. Allons, debout! Et plus vite que ça: direction le Jardin des Plantes. Nous retournons au point de départ.
Et Lorette, sous la menace du grand couteau, a conduit sa grand-mère jusqu’au Jardin des Plantes, sans rien vouloir entendre des protestations de la vieille dame qui s’inquiétait en outre de son poste de télévision qu’on avait omis d’éteindre.
Au Jardin des Plantes, Lorette a enfermé sa grand-mère dans la cage au loup restée ouverte; puis elle a couru partout en faisant beaucoup de tapage pour alerter les gardiens, disant que le loup venait de lui manger sa Mémé.
Les gardiens sont aussitôt accourus, très inquiets à la fois pour la victime (sans doute déjà mise en pièces de façon irrémédiable) mais aussi pour la bête qui avait le foie délicat et ne manquerait pas de se ressentir d’un tel écart de régime.
Force leur a été de reconnaître qu’il n’y avait dans la cage plus aucune trace de loup mais à la place une vieille dame en chemise de nuit de finette et liseuse de cachemire, visiblement ennuyée de ce qui arrivait et impatiente qu’on la délivre.
Le loup, quant à lui, se trouvait déjà à des kilomètres de tout ça, car au lieu de se rendre chez cette grand-mère du 13e arrondissement dont il n’avait que faire, il était sorti de Paris par la porte de Charenton et vous pensez bien qu’il avait pris le large, ventre à terre à travers le bois de Vincennes et au-delà, jusqu’à ce que la nuit soit tombée; la joie d’être libre lui donnait des ailes.
Il a pris un peu de repos, puis s’est remis à courir et il a couru ainsi toute la nuit sans reprendre haleine dans la campagne, par les champs et par les bois, en direction de l’est où s’étendent les vastes contrées sauvages qui sont le berceau de sa race. Et comme il a fait très attention en traversant les routes et surtout les autoroutes, il est parvenu sain et sauf, au bout de 28 jours, dans son pays d’origine, où on lui a fait fête.
Ce qui n’était pas le cas de Lorette, en butte au contraire à la consternation et même à la colère de tout Paris. Personne ne comprenait comment une petite fille si sage et si obéissante, premier prix de conduite à l’école, avait pu se laisser aller à une action pareille. Le directeur du Jardin des Plantes et le sous-sécretaire d’État aux Vieilles Gens l’ont convoquée l’un après l’autre pour lui faire des remontrances, le premier la grondant d’un loup perdu qui était d’une espèce rare, et le second, tout aussi sermonneur et furieux, disant et même criant qu’on ne peut pas faire ça à sa grand-mère, tout de même!
La presse s’est emparée de l’événement et toute la France a pu voir à la télévision et en photo dans les journaux la petite Parisienne qui a commis une aussi grosse bêtise; ce qui a secrètement réjoui Lorette, puisque c’est exactement ce qu’elle cherchait (devenir célèbre). Mais depuis, les gens restent inquiets: personne, en effet, ne peut dire où est passée la bête sauvage; en sorte que chacun se demande s’il ne va pas la trouver un de ces soirs dans son garage ou dans la cabine de l’ascenseur ou sous son lit. C’est un grand tremblement général, qui n’est pas près de finir. Et les parents de Lorette se seraient bien dispensés de tout ce battage autour de leur enfant.
Le loup, par contre, pour terminer par lui, remporte comme je le disais un vif succès auprès de ses congénères des steppes de Sibérie, et s’en trouve fort bien. Il mène grand train de vie, laissant à d’autres le soin de chasser les moutons (il a totalement perdu la main) et s’adonnant pour sa part à des activités plus calmes telles que celle de chroniqueur mondain, où ses talents de conteur font merveille. Il se pavane dans les salons et les lieux à la mode, se répandant en anecdotes croustillantes sur sa vie à Paris, et il en rajoute un peu au besoin, se donnant toujours le beau rôle. On l’écoute bouche bée, on le regarde avec admiration; les belles louves se battent pour être vues à son côté.
Il raconte l’histoire du Petit Chaperon Rouge, ainsi que celle du Petit Chaperon Bleu Marine, et tous ses frères sont donc maintenant prévenus du danger qu’il y a à fréquenter les petites filles françaises; c’est pourquoi les enfants de chez nous ne rencontrent plus jamais de loups, et peuvent se promener dans les bois en toute quiétude. Sous réserve, il v a de soi, de prendre garde aux hommes qui pourraient y rôder; car certains hommes sont plus dangereux que les loups.
Philippe Dumas (né en 1940 à Cannes). Décorateur de théâtre, auteur et illustrateur de livres pour enfants : La Petite Géante, la série des Laura, Ce Changement-là, Victor Hugo s'est égaré, etc. "Le Petit Chaperon Bleu Marine" est tiré des Contes à l'envers, recueil écrit en collaboration avec Boris Moissard (L’École des loisirs,1977).
Boris Moissard (pseudonyme de Jean-Jacques Ably, né en 1942 à La Tronche). Écrivain et traducteur, co-auteur avec Philippe Dumas des Contes à l'envers (L’École des loisirs, 1977) d'où est tiré "Le Petit Chaperon Bleu Marine".
Boris Moissard (pseudonyme de Jean-Jacques Ably, né en 1942 à La Tronche). Écrivain et traducteur, co-auteur avec Philippe Dumas des Contes à l'envers (L’École des loisirs, 1977) d'où est tiré "Le Petit Chaperon Bleu Marine".